par Anna Canivet
Chiloe est une petite île du Pacifique, lieu de frontière dans le Chili méridional.
Le conte suivant est un extrait du journal intime de voyage de Florence, une jeune fille qui a parcouru l’Amérique du sud pendant six mois.
On peut y lire les échos intimes de l’écriture féminine mélangés aux souvenirs mélancoliques proustiennes, sans oublier la grande littérature chilienne – Luis Sepulveda, par exemple.
Le temps se cache (disparaît, peut-être) dans la mer et la vie ralentie évoquées par Florence. (R.V.)
Je suis arrivée sur l’île un dimanche
C’était la fin du mois d’avril déjà, commençait la saison mauvaise, la saison des pluies et des sorcières, des arbres jaunes
J’avais rêvé toute la nuit dans un silence de pierre et à la fin je m’étais réveillée avec la brume matinale et les cris des vendeurs de café à la porte du bus dans le terminal d’Osorno
Le jour ne se levait pas
J’avais bu un café dans ce premier matin froid du sud résolue à en finir avec les souvenirs matériels et les amours passagères
Et le jour ne se levait pas
Les arbres de brume étaient des fantômes parmi les fantômes,
Et il y avait quelque chose de sublime dans cette retenue, cette manière de ne pas se livrer entièrement
Cepandant qu’à pas de velours, les enfants de Suzanne allaient de par le monde
Cette peur du mal qui pourrait t’etre infligé, n’était elle pas après tout le signe, la marque distinctive d’un héritage – cette raideur dans la tenue, la raideur des femmes ardéchoises dont parlait Suzanne
Le jour se levait difficilement
La brume était à présent colorée et au fond s’élevait un astre pali dans le matin humide qui commençait à peine à parvenir à s’extraire de la nuit
J’avais toujours détesté les dimanches
Vie insulaire.
C’est dimanche
il fait un temps superbe sur l’île de Chiloe, j’ai mangé un poisson énorme, puis j’irai me promener sur la jetée, peut être, fumer une cigarette
Tenter d’apprendre les couleurs du sud avec mes seuls yeux qui marchent, d’attraper les couleurs du ciel, du port, des collines, des baraques bariolées en tôle bleue, rouge, et verte, des monstrueuses assiètes de coquillages, et de les capturer dans la chambre obscure de ma mémoire
Apprendre les couleurs du sud, tout ce en quoi le Chili ne ressemble pas à la Suisse alors meme qu’on entend sans cesse comparer les territoires patagons aux paysages figés de là-bas, aux pays sages de nos enfances, ceux dont on n’est pas encore revenus, dont on ne cesse jamais de revenir, parce qu’ils sont imprimés en nous de façon presque définitive
Soleil d’hiver sur Ancud, le sommeil me prend très fort tout d’un coup, je suis assise à deux rues du port
Comme les visages chiliens me paraissent beaux
Cette rondeur
Cette impassibilité un peu stricte, dans la commissure des lèvres
Cette droiture du rire et du regard
Cette absence de fard, et partant cette humilité très simple, un peu résignée
Et cette passivité terrible, cette absence d’exubérance, est-ce qu’elle vient de la longueur immense d’un territoire qui de toutes parts fait face à la mer, aux courants rigoureux et aux rouleaux du Pacifique, tourné vers l’Asie mais dont un abîme le sépare
coincé tout au sud d’un continent avec la mer et les montagnes jeunes comme uniques fontières
(entre les deux la terre tremble constamment)
continent qui n’a pas fini de grandir ni de s’étirer dans la mer
Le pays en a hérité la beauté un peu sauvage et irréelle des volcans, en une chaîne qui s’étire du nord au sud,comme une parure
et la tristesse sans nom des espaces désolés dévastés par les tempêtes
Dans le bus qui m’emmenait a Ancud depuis Puerto Montt, un homme revenait au pays après des années d’absence
la cinquantaine, lunettes en écailles, à la main il portait une alliance mais il voyageait seul
depuis Barcelone où il travaillait
il avait un peu l’allure de mon père
quelqu’un qui longtemps avait voulu enfouir le passé, parti vivre loin croyant pouvoir surmonter tour cela,
et puis non, au final,
il avait gardé le Chili au fond du coeur, petite bande étroite de terre bordée par de grandes langues de mer
il était revenu des années plus tard, il avait pris un vol pour Santiago et il était là assis dans un bus étranger parmi les étrangers, avec en prime le souvenir de l’enfance au sud, Punta Arenas, qui avait survécu à l’oubli, à l’age adulte, aux dictatures
et qu’il était revenu voir,
non dans l’espoir de se soigner
(il avait le regard un peu lointain de ceux qui se savent atteints d’un mal incurable)
mais comme une forme d’hommage honorable, de fidélité ultime
Puis il retournerait à l’agitation de son Europe, de l’entreprise
La femme et les enfants dans l’appartement quatre pièces de Barcelone
avec enfoui quelque part derrière la vague délavée de son regard, jalousement conservé, ce petit bout de Chili
Moi je suis arrivée sur l’île un dimanche
Un dimanche d’hiver long et ensoleillé comme un exil
Je repensais à mes dimanches à Brest
aux petits ports pleins de vent et aux fanions des bateaux qui s’agitaient doucement dans la lumière rasantes des après midis pleins de cidre et de crêpes
Moi devant l’Atlantique rêvant au continent, à tout ce continent qu’il y avait derrière, à l’Argentine comme territoire rêvé, sans meme le connaître, et dont m’effrayait et m’enchantait à la fois la sonorité du nom, cristalline
Les promesses non tenues de prendre un bateau pour Molène
Les samedis interminables d’Europe
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